De Brest à Paris : Joseph se marie
Retrouver les siens:
Peu de jours après son retour à Brest au mois de février 1905, Joseph se rend par le train à Lorient au numéro 47 de la rue Victor Hugo. Il y retrouve avec émotion ses parents et son fils. Jean Baptiste est un bon petit gars âgé maintenant de douze ans. Il vit comme un enfant unique, chez ses grands parents depuis le décès de Marie. Il n'a pas oublié son père, bien sûr. Mais il est quand même surpris de le retrouver après une si longue absence pendant la quelle il a vu disparaître sa deuxième maman Marie Ringue. Après ce décès, il a du retourner à Lorient. L'uniforme de son père l'impressionne. Celui-ci a un langage auquel il n'est pas habitué. Il y a des expressions que le petit ne comprend pas toujours. Les grandes personnes rient de certaines choses qui apparemment n'intéressent qu'eux mêmes. Par ailleurs, les enfants ne parlent que lorsqu'ils y sont autorisés. Pour toutes ces raisons, Jean Baptiste est intimidé par la présence de son papa. Il cherche protection dans les jupes de sa grand-mère en restant à coté d'elle quand Joseph commence à raconter son long voyage. Pourtant, Jean-Baptiste ne quitte pas son père des yeux comme pour se l'approprier de nouveau. Jean se souvient des bonnes histoires que celui-ci lui racontait à Brest. Il se souvient aussi de la tristesse qu'il avait ressentie lors du dernier départ pour la colonie.
C'est évident: le père et le fils doivent refaire connaissance après ces longs mois de séparation. Ce n'est pas aisé non plus pour Joseph de s'intéresser à la vie de tous les jours d'un petit gars qui vit en Bretagne. Le mode de vie en Indochine est tellement différent celui des bretons. Que l'on se rassure... Joseph reconquiert facilement la confiance de son fils. Il lui suffit de murmurer la chanson qui fait rager grand-mère pour que le petit retrouve le sourire: "Quand j'étais petit, je n'étais pas grand..." Après le père peut poser les bonnes questions et obtenir des réponses spontanées. Comment cela se passe à l'école, quels sont ses jeux favoris et comment s'appellent ses camarades; enfin comment se passe sa vie de tous les jours chez les grands parents. Jean est ravi. Il répond à son père en donnant beaucoup d'explications car on ne lui avait jamais posé de telles questions. Les grands parents sont heureux. Ils n'ont jamais entendu le petit s'exprimer avec autant de volubilité. Un tel souci de se faire reconnaître par son père...
La conversation reprend entre adultes. Jean raconte à Joseph ce qui se passe à Lorient: il y a beaucoup d'agitation dans les arsenaux où les ouvriers manifestent pour obtenir des améliorations dans leurs conditions de travail. C'est ce qui se produit également à l'arsenal de Brest comme le lui confirme Joseph. La fièvre revendicatrice y a même gagné les milieux de l'artisanat. Ce sont là des événements auxquels ils ne peuvent pas grand chose. Marie est inquiétée par l'ampleur que prennent de plus en plus ces manifestations et se demande quand est-ce que cela se finira.
Puis on en vient à parler de l'avenir du petit: qui pourra à terme s'occuper de l'enfant quand Jean et Marie ne pourront plus le faire? Cette question est préoccupante pour tous. Jean Baptiste n'a pas d'autre famille que ses grands parents et son père. Joseph ne peut pas vivre avec son fils étant donné une situation qui le fait se déplacer sans cesse. Joseph ne voit pas d'autre solution que celle du mariage avec une femme qui accepterait volontiers d'accueillir Jean dans son foyer. Marie conseille fortement à son fils d'y penser sérieusement. Comme son frère, il a envie de dire à sa mère qu'une femme ne se trouve pas sous les sabots d'un cheval. Dame non!
En cette fin du mois de février le climat est rude. D' abondantes chutes de neige se sont produites partout en France. Les journaux rapportent qu'il est tombé jusqu'à 15 cm de neige à Paris en une seule journée. La Bretagne n'est pas épargnée par ce mauvais temps. Quel contraste avec les chaudes pluies du Tonkin!
Vannes n'est pas loin de Lorient. Le train circule sans peine malgré les intempéries. Joseph peut ainsi se rendre à Vannes sans encombre. Là, il a le plaisir de faire connaissance avec Eugénie et avec son dernier-né Marcel, qui a un an. Les journées d'Eugénie sont bien chargées car la maison du Pont Vert est bien remplie. Charlot, Jobic et Marguerite y habitent aussi depuis le remariage de Charles, leur père. Heureusement qu'Eugénie soit aidée par sa mère, Marie Vigean-Stephan. Les trois aînés de Charles retrouvent Joseph avec joie. Ils le considère comme un deuxième papa. Ils lui demandent des nouvelles de petit Jean, leur cousin germain, qu'ils aiment comme un frère. Ils ont passé tant d'années ensemble chez les grands parents quand leurs pères respectifs étaient dans les colonies. Ils aimeraient bien revoir leur cousin.
Joseph se rend également à Loudun. Joseph retrouve avec beaucoup d'émotion sa soeur. Ils évoquent à peine des souvenirs d'enfance. Marie ne leur en laisse pas le temps. Elle se soucie de l'avenir de son frère et de celui de son fils Jean Baptiste qui n'a vraiment pas eu de chance depuis sa naissance. Elle lui dit qu'il devrait songer sérieusement à se remarier. C'est fait avec gentillesse, avec un sourire... Joseph ne peut que lui répondre "oui, bien sûr" sans la brusquer car il a une tendresse particulière pour celle qui est sa première petite soeur. Combien de fois par le passé ne l'a t-elle conseillé ou même consolé dans des moments difficiles! Marie est comme cela: discrète et toujours présente quand il le faut. En tous cas, sa situation de mère de famille l'occupe bien chaque jour, elle aussi. La maison est bien remplie avec ses quatre enfants et un mari, très pris par son travail à la graineterie. Marie est heureuse: un cinquième enfant s'annonçe pour le mois de décembre.
Après avoir effectué ce tour de la famille Joseph se sent bien seul. Il écrit à son frère Charles pour donner des nouvelles fraîches, lui dire ses préoccupations et lui demander comment se passe pour lui le séjour à Dakar. Il a ainsi connaissance des projets d'urbanisme au Sénégal où se trouve son frère Charles..
Nouvelle vie
Joseph n'est pas fait pour se morfondre dans la tristesse. Après quelques jours de congé, il a rapidement pris ses fonctions à la Direction du Génie de Brest. Le nouveau travail l'intéresse par l'ouverture sur le monde extérieur qu'il procure. Il va quitter la planche à dessin, si l'on peut dire, chers cousins, pour participer à des négociations techniques et financières relatives à de grands travaux publics prévus dans les Colonies. Il a le goût de l'écriture et aime faire partager son expérience dans les techniques du batiment utilisées dans les colonies. Dans ces lointains territoires peu développés industriellement , il n'est pas question d'utiliser le ciment pour construire sa maison. Joseph a rapporté dans ses bagages le manuscrit d'une brochure qui réunit les renseignements utiles aux constructeurs coloniaux et les inciter ainsi à utiliser les matériaux trouvés sur place. L'ouvrage intitulé "Le Calcaire et l'argile au Soudan" est publié chez Lavauzelle in-8 75p. en 1903.
Paris, Ville Lumière.
Joseph va souvent à Paris dont il va apprendre à mieux connaître l'histoire récente. Très souvent invité, il ne manque jamais de se rendre aux nombreuses réceptions mondaines dans lesquelles se nouent des relations si utiles pour l'avancement de ses projets, certes, mais également si précieuses pour pénétrer les cercles parisiens.
Dans les années dix neuf cent, la croissance démographique de Paris a été telle qu'il a fallu développer des moyens de transport modernes comme le métro, le funiculaire de Belleville et les liaisons ferroviaires avec la banlieue. Par ailleurs, les moyens de transport individuels se développent. L'automobile a fait son apparition. On vient même de lancer cette année le premier autobus en promettant de mettre prochainement en service une première ligne régulière Montmartre - Saint-Germain. Les premiers taxis remplacent les fiacres. Moins coûteuse que l'automobile et fort pratique en ville, la bicyclette connaît une vogue extraordinaire. Après plusieurs années passées dans les Colonies Joseph retrouve la vie trépidante des boulevards parisiens. Il n'est pas toujours facile d'y circuler. Depuis deux ans, le préfet a limité la vitesse des voitures à 8 kilomètres par heure. Le flot des véhicules a augmenté au point que de nombreux embouteillages se produisent. La vitesse excessive est la cause d'accidents corporels graves de plus en plus fréquents. On parle maintenant de dresser des procès-verbaux aux chauffeurs trop pressés.
Par le passé, Joseph a souvent été pour de courtes missions à Paris, place de la Concorde où se trouve le Ministère de la Marine. Il connaît le Paris des visiteurs pour s'être attablé avec des camarades de la Marine à l'une des nombreuses terrasses de café qui s'offrent aux passants. Le Café Napolitain est très en vogue. C'est un lieu de rencontre d'écrivains, de journalistes et de comédiens célèbres. Proche du ministère de la Marine, il est facile de se rendre rue Royale pour s'asseoir au Weber que fréquente Léon Daudet ou au Maxim's, qui est le lieu de rencontre préféré des américains.
En mille neuf cent cinq Paris est, après Londres et New-York, la troisième capitale au monde par le nombre de ses habitants. Depuis l'Exposition Universelle de mille neuf cent, Paris est devenue la "Ville lumière" grâce à l'électricité qui permettra bientôt d'éclairer toutes les rues. Certains esprits rêveurs parlent même de la Fée Électricité en saluant une invention si prometteuse! Mais il ne suffit pas que les becs de gaz aient été progressivement remplacés par des lampadaires électriques pour faire de Paris la "Ville Lumière"; en effet, la ville brille autrement par sa vie artistique et intellectuelle. Seule Vienne, la capitale de l'Empire Austro-Hongrois, peut rivaliser avec elle.
1900: l'année de l'Exposition Universelle.
Le début du siècle a été marqué en France par l'Exposition Universelle de Paris, véritable vitrine du monde moderne. On aurait dit que la planète entière s'était précipitée à la grandiose Fête de la Paix. De nombreux pays y ont installé leur propre pavillon. La France est amie de la Russie et en gage d'amitié pour ce pays, le gouvernement vient d'inaugurer le pont Alexandre III. A la sortie de ce pont, on peut admirer le Grand Palais et le Palais des Beaux- Arts. Quelques esprits chagrins parlent de célébration de la "bêtise architecturale" qu'ils attribuent à l'utilisation démesurée de l'acier et du béton armé dans la construction. La preuve: cette passerelle qui s'effondre le trente avril aux portes de l'Exposition, causant la mort de sept personnes. D'autres esprits, encore plus chagrins, mettent même en doute un espoir de Paix. Mais, à Paris, l'ambiance générale est à l'optimisme sur l'avenir de l'humanité. Les progrès de la Science et le développement de l'Industrie préfigurent un futur radieux où tout sera possible.
1905: la France contestée en Europe
En
mille neuf cent cinq le
rayonnement de la France s'étend dans le monde. Elle apparaît comme
un modèle à suivre. Cela est sûrement vrai aux yeux des français
mais moins aux yeux de certains gouvernants étrangers.
En particulier, l'empereur d'Allemagne provoque ce que l'on appelle l'incident de Tanger.Il a pris ombrage de l'expansion de l'Empire
Français en Afrique d'où l'ont évincé
quelques années auparavant des accords franco-anglais. Il le fait savoir très
sérieusement le premier avril en prenant la défense de la liberté du commerce
au Maroc : "Je ferai mon possible pour maintenir ici l'égalité
des droits commerciaux de ce pays " déclare-t-il solennellement à
Tanger. Mais la "malveillance des chauvins germaniques" ne gène
pas du tout la France aux dires de son intransigeant ministre des Affaires Étrangères, M. Delcassé. Ce même ministre précise sa pensée: "la France ne fait
que garantir la liberté au Maroc en l'aidant à mâter les révoltes
qui le menace".
Par
ailleurs, les évènements graves qui
se produisent en Russie mettent indirectement à mal la diplomatie française. A l'intérieur du pays comme
à l'extérieur cette année mil neuf cent cinq est très
agitée pour les russes. Le 27 janvier il y a eu le "dimanche rouge
de Saint Petersbourg", où les autorités russes ont réprimé
dans le sang une révolte d'ouvriers miséreux réclamant
l'institution du suffrage universel.
Malgré
une longue présence à la tête de son ministère Delcassé
démissionne étant en désaccord avec son gouvernement sur l'attitude
à avoir avec le tsar Nicolas II. La domination des russes sur les territoires
de Mandchourie, sur Port Arthur et sur la Corée disparaît. Après la défaite de Moukden en Mandchourie, la
marine russe venue en renfort a subi en mai une "incroyable défaite face à
l'amiral japonais Togo qui a détruit les deux tiers de la flotte russe
et fait prisonnier l'amiral Rojdestvenski". La situation est délicate
pour le Tsar qui répond aux sollicitations de l'allemand Guillaume II
en signant un accord d'assistance mutuelle en cas d'agression. La défaite
cuisante de la Marine russe et les conditions matérielles de vie à
bord à détruit la cohésion des marins du cuirassier russe
Potemkine qui se mutinent en juillet. Des officiers sont tués, le drapeau
rouge est dressé pour rejoindre Odessa. A leur arrivée dans ce
port, les révoltés ne trouve pas l'appui sur lequel ils comptaient
de la part de la population. Une répression sanglante les en empêche et ils désertent en se rendant en Roumanie.
Pendant
ce temps, le traité signé entre le tsar et le mikado met fin
à une guerre qui a révélé le Japon comme la "première grande nation non blanche". Le
traité d'assistance mutuelle entre les deux empires allemand et russe
isole la France qui va renforcer ses liens avec l' Angleterre au titre de l'Alliance
Cordiale établie l'année précédente. On ne sait jamais.
Une guerre avec l'Allemagne, " l'ennemi héréditaire",
est envisageable. Les français en prennent peu à peu conscience.. Le roi d'Angleterre a été reçu par le président Loubet à la suite de l'incident de Tanger.
Un lourd climat politique et social.
En mille neuf cent cinq , l'Europe connaît une des années les plus froides depuis quelque cent ans d'après les scientifiques. Mais plus rude encore est le climat politique et social. L'affaire Dreyfus est toujours présente à l'esprit des gens. Certes, le capitaine a été gracié par le président Loubet en mil neuf cent un malgré un jugement le condamnant à la prison. Toujours est-il que son innocence est loin d'être reconnue. Sujet tabou dans les familles, cette affaire déclenche des disputes homériques dès que quelqu'un l'évoque au cours des fêtes familiales. Elle est révélatrice d'une profonde transformation de la société française.
En janvier, la mort de Louise Michel n'a pas fait oublier les leçons de l'évangélisme révolutionnaire de celle que l'on appelée la Vierge rouge. La Bretagne est touchée par une vague de grèves dures: grève à l' Arsenal de Lorient. Les conditions de vie très difficiles des milliers d'ouvriers civils employés par l'Arsenal militaire rendent la grève inéluctable : elle débute le 14 novembre. Malgré des menaces venues de Paris, stipulant que les ouvriers grévistes seraient rayés des contrôles et perdraient tous leurs droits à être readmis, la poursuite de la lutte est décidée jusqu'à ce que soient satisfaites les revendications. Le ministre reconnaît finalement le droit de parole aux ouvriers hors de l'Arsenal; le gouvernement promet également de mettre à l'étude une amélioration des salaires et une pension proportionnelle pour les veuves. Le travail reprend à l'issue d'un conflit qui s'est déroulé dans le calme. Cependant, le problème de fond - le droit de grève dans les arsenaux - s'est trouvé éludé. En dépit du soutien de Jean Jaurès, les députes approuveront les déclarations du gouvernement refusant formellement le droit de grève aux arsenaux d'état. L'année 1905 connait ce que l'on peut appeler une vague gréviste d'importance inconnue jusque là.
Que se passe t-il donc dans la douce France? Il s'agit de ce que les historiens appelleront la sécularisation de la société. Le passage d'une société religieuse à une société temporelle s'est accéléré depuis quatre ans. La loi fondatrice de 1901 donne un statut aux associations politiques, syndicales, sportives et autres. De plus, cette loi prévoit dans son article 13 des dispositions particulières pour les congrégations religieuses. Cela permet à l'Etat de les contrôler. Le budget des Cultes, créé par Napoléon, dans le traité de Concordat de 1801 régit toujours les relations entre les religieux et l'Etat. Il est voté chaque année pour fixer les sommes allouées au paiement du clergé. Depuis trois ans, le ministère est dirigé par un président du Conseil de l'Intérieur et des Cultes. Il s'appelle Emile Combes. Il s'agit du "père Combes" qu'il ne faut pas prendre pour un ecclésiastique! Sous sa houlette, c'est une véritable déclaration de guerre qui est faite par le gouvernement aux congrégations. L'enjeu est crucial. C'est celui de l'instruction des jeunes, des garçons essentiellement, qui sont des électeurs en herbe. En dehors des écoles de l'Instruction Publique, il y a celles qui sont tenues essentiellement par l'église catholique. L'anticléricalisme fleurit. Chez les hommes, il est de bon ton de "bouffer du curé" à propos de tout et de rien. Chez les femmes, le ton est plus modéré sinon réprobateur. La raison en est sans doute qu'elles ont en charge l'éducation des jeunes enfants qui il faut donner de bons principes en dehors des querelles d'adultes. Ceux-ci, filles ou garçons, sont bien souvent confiés à des écoles privées où la crainte de Dieu aide bien à les tenir disciplinés. Quelques dix mille écoles congrégationnistes viennent d'être fermées. Elles sont en partie reprises par des séculiers. En réaction, il a été interdit aux congrégationnistes d'enseigner. Les symboles de la société religieuse disparaissent des lieux publics. On enlève les crucifix des prétoires et des écoles. Les inventaires des biens de l'Eglise sont effectués par l'Etat. Cela provoque de vives réactions des catholiques qui tentent souvent de s'y opposer par la force. Certains catholiques vont se poser en martyrs de la République. Tous les moyens sont bons pour détecter les catholiques dans les milieux enseignants qui craignent la contamination des idées républicaines. Une astuce est d'organiser des fêtes de fin d'année un vendredi - jour maigre - et de servir au cours du repas de belles et bonnes viandes rouges! Le gouvernement interdit aux soldats de fréquenter des cercles confessionnels. Des listes de soldats sont établies qui font état des opinions religieuses ce qui crée un scandale. De très fortes rancoeurs naissent entre français pour de nombreuses raisons liées à ces faits.
Au début de l'année mille neuf cent cinq, le Ministère change. Il est dirigé par un Président du Conseil et des Finances qui, semble t-il, ne s'occupe plus des cultes. Il s'agit de Maurice Rouvier. Pour autant, le problème du statut des cultes en général et celui de l'église catholique en particulier, n'est pas réglé. Les relations diplomatiques avec le Vatican ont été rompues après l'avènement d'un nouveau pape, Pie X, moins enclin au dialogue que son prédécesseur Léon XIII. La loi de la Séparation de l'Eglise et de l'Etat est en préparation pendant l'été. La République ne subventionnera plus aucun culte mais garantira le libre exercice des cultes. C'est une loi d'apaisement. Elle prévoit, tout de même, que les paroisses seront tenues par autant d'associations cultuelles qui devront prendre possession des biens de l'Eglise. Le clergé n'est plus subventionné par l'Etat et l'Eglise perd ses biens. Cette loi passera malgré le refus catégorique des milieux catholiques qui sont fermement décidés à s'y opposer.
En Bretagne comme dans les autres régions françaises, l'opinion publique est secouée par ces divisions nationales. C'est principalement en ville que naissent des conflits. Les luttes sociales s'intensifient avec la reconnaissance du droit syndical qui permet aux ouvriers de présenter leurs revendications en ordre serré. L'Europe sociale prend naissance avec la création discrète à Amsterdam en 1904 de l'Internationale Ouvrière. Une des premières victoires syndicales avait été remportée en 1904 par les Compagnons du Devoir du Bâtiment à Lorient pour bénéficier de la loi des 10 heures de travail quotidien. Cela a touché le monde politique car c'est le Sénat qui a imposé la solution à la crise. Au cours de la même année des grèves éclatent parmi les ouvriers des tramways, les ouvriers boulangers, les plâtriers et les dockers. Les boulangers réclament la suppression du travail de nuit et du dimanche. Signe des temps, la liste de l'Action Républicaine et Sociale est élue pour la première fois à Brest, en mai 1904. Les conflits sociaux prennent une tournure politique. Les ouvriers des arsenaux sont parmi les premiers à manifester avec violence dans la rue. A Lorient, une manifestation catholique est attaquée par des ouvriers de l'arsenal. Il y a quatre cent cinquante blessés et six morts. Le 3 octobre, la Bourse du travail organise une causerie et une représentation théâtrale. Victor Pengam parle des armées dans les société modernes. Il est immédiatement inculpé d'incitation de militaires à la désobéissance et exclu de l'arsenal pour cinq mois. Pêle-mêle, cléricaux et républicains s'opposent. Dans les deux camps des modérés essayent tant bien que mal d'imposer le respect des opinions personnelles.
Ce qui se passe dans le monde va aider les français à se réconcilier autour du bien commun: la France. Un premier phénomène signalé aux hommes politiques par les démographes est le fait que la population du pays diminue d'année en année. Cette évolution observée à la fin du siècle précédent s'accentue. La France a perdu sept cent mille habitants en l'espace de cinq ans sur un total de trente huit millions. Il n'en faut pas plus pour que certains esprits égarés parlent de la dégénérescence de la race française. L'attitude de l'Allemagne vis à vis de la France est inquiétante. Savez vous que l'Allemagne compte maintenant soixante six millions d'habitants soit deux fois plus que la France? L' Allemagne est notre ennemi héréditaire proclament-on dans les milieux politiques de tous bords. Les nouvelles internationales montrent que les intentions de ce pays vis à vis de la France ne sont pas des plus pacifiques à la suite du nouveau jeu d'alliance en Europe. La France réduit le temps du service militaire qui passe de quatre ans à deux ans. Il n'est pas encore temps de rappeler aux petits français cette chanson de 1871:
De retour de l'Indo-Chine, Joseph a donc trouvé une ambiance à laquelle il ne s'attendait pas. Il s'étonne de cette vive opposition entre cléricaux et républicains. Lui-même, croyant, respecte les convictions de chacun au nom de la liberté de conscience. Dans les colonies le "sabre et le goupillon" font bon ménage. C'est pour le bien du pays. Joseph a pu prendre la mesure des conflits en métropole car il a assisté de près ou de loin à l'agitation ouvrière dans les arsenaux de Brest et de Lorient. La fracture sociale est désastreuse pour les relations personnelles et professionnelles. Son statut de militaire et ses occupations lui évite d'être mêlé de près à ces conflits.
Joseph à Paris.
Joseph a un nouveau "travail", comme il l'appelle. Cela exige sa présence à diverses activités aussi bien à Brest qu'à Paris. A Paris, Joseph approche le monde politique pour participer à des négociations qui mettent en jeu les intérêts de la France ailleurs que sur le sol national. Il fréquente aussi le milieu des affaires. Joseph aime que les choses se fassent "vite et bien". Il devra s'adapter aux lenteurs d'une administration tatillonne et aux exigences des Pouvoirs Publics sur l'urgence de développer les Colonies.
Sur
le plan personnel, il convient de soigner sa présentation dans ces milieux
là. Cela plaît à notre élégant officier quelque peu coquet qui aime
bien faire de nouvelles connaissances. Il inspire confiance aux hommes. Il sait tourner
de belle façon des compliments aux dames. Sa belle-soeur Eugénie
n'a pas été longue à le décrire quand elle
l' a rencontré: "Joseph est très M-ooo-ndain"
aime t-elle dire l'accent qu'on lui connaît. Notre léonard à quelques connaissances à Paris surtout dans le milieu de la Marine. Il a du prendre un pied-à-terre
dans la capitale. Il a pu entrer en contact avec l'une des deux associations de bretons
qui s'y sont constituées. Toutes deux sont là pour nouer des
liens d'amitié entre bretons isolés dans la capitale. Elles aident
leur adhérents à s'installer sur Paris. Il y a l'association "La Bretagne"
dont les adhérents font le pèlerinage du Sacré Coeur et
lisent "Les Bretons de Paris". Il y aussi les "Bleus de Bretagne"
qui lisent "La Bretagne nouvelle". L'existence de ces deux associations cristallise
une fracture bretonne, réplique de la fracture nationale. Quant au milieu parisien, il n'est pas facile à pénétrer: il y a
en particulier les "gens du monde". Ce sont des parisiens de longue date; ils forment
volontiers des cercles assez fermés où ne sont admis que des gens
"comme il faut". Leur particularité est de fréquenter
les têtes couronnées, de riches héritiers. Mais Joseph
a du caractère et ne se soumet pas facilement aux moeurs et coutumes
parisiennes. Les cercles parisiens ne l'impressionnent pas.
Il sort en costume clair et chapeau mou quand les invités revêtent
chapeau melon et costume sombre. Cela n'empêche pas de jouer au croquet
avec les jolies filles. De toute façon, les gens l'aiment bien... allez savoir pourquoi!
La rencontre:
Cupidon veille. On le sait, Joseph tourne bien souvent des compliments aux femmes qu'il rencontre. C'est une manière d'être. Dans l'espoir d'une conquête possible ou par simple souci de plaire? Toujours est-t-il qu' au cours une soirée parisienne, alors qu'il raconte une de ses bonnes blagues favorites sur les colonies, il a conscience d'amuser quelqu'un. Plutôt quelqu'une! Il s'agit de mademoiselle Le Garrec. Sa famille est d'origine bretonne. Rien de plus breton que ce nom qui signifie "celui qui a de grandes jambes" (breton gareg). L'étymologie de ce nom n'intéresse pas particulièrement Joseph mais plutôt la personne qui le porte avec tant de grâce... C'est Lucie pour ses amis; un prénom que Joseph se surprend à répéter secrètement dans son coeur dans les heures qui suivent. A trente neuf ans, serait-il possible de tomber amoureux à ce point ?
D'après ce qu'il sait, les parents de Lucie sont installés dans la capitale depuis plusieurs années. Il note avec intérêt que la jeune femme est célibataire. Dans les jours qui suivent, l'opportunité de rencontrer de nouveau cette charmante personne se présente. Joseph ne manque pas d'en profiter. Dès le début de la soirée, ils se rapprochent instinctivement l'un de l'autre, peu soucieux des habituelles salutations mondaines. Les amis qui les entourent sont discrets. Ils ne prêtent pas attention à leur colloque singulier. Cette nouvelle rencontre est une découverte pour ces deux êtres attirés par une forte sympathie réciproque. Un caractère spontanément enjoué porte habituellement Lucie à s'exprimer avec enthousiasme. Mais ce soir là, il ne s'agit pas seulement de paraître. L'homme qui lui tient compagnie aussi simplement est un bel officier de treize ans plus âgé qu'elle. Il lui apprend qu'il revient de la lointaine Indochine où il a passé de nombreuses années. Il connaît aussi Madagascar et le Soudan. Voilà un passé colonial qui s'accompagne sans doute de quelques mystères. Cela intrigue Lucie. Ils se connaissent peu. Que peuvent-ils se raconter d'autre que leur propre vie? Il est soudain silencieux, presqu'intimidé. Heureusement elle a beaucoup de choses à dire sur tout et sur ces petits "riens" qui remplissent la vie. Cette deuxième rencontre est suivie de bien d'autres aux cours desquelles ils cherchent vraiment à se connaître de mieux en mieux.
Lucie et Joseph parlent de leurs familles respectives. Ils se découvrent des points communs. Quand Joseph lui dit être né à Morlaix, Lucie évoque aussitôt les vacances passées sur la rivière de Morlaix chez sa tante maternelle. Elle connait le Kreisker où Joseph a fait ses études secondaires. Elle a souvent pris le chemin de piétons qui se trouve sur le pont de chemin de fer qui permet d'admirer la ville. Le quai Léon et la grande manufacture de tabac n'ont pas de secrets pour elle. Avec sa soeur Angèle et ses deux frères Maurice et Paul elle a souvent été se promener sur les quais de la rivière de Morlaix. "Connaissez-vous l'ile de Batz?" demande Joseph. "Bien sûr, j'y ai souvent participé à des pélerinages. Qui ne connaît pas le trou du serpent où fut précipité le dragon par Saint Pol? Quels beaux souvenirs pour ces petits parisiens habitués aux rues bruyantes de la capitale.
Josephine Le Bras, mère de Lucie, est originaire de Guingamp où elle est née en mille huit cinquante quatre. Maria Le Garrec, tante de Lucie, est mariée à Emile Navel, docteur en médecine. Ce couple vit à Paris, rue de Chantilly. Jean Marie Le Bras, grand père maternel de Lucie est décédé. Angélique, la grand mère maternelle vit toujours et suit de près les nouvelles de ses enfants et de ses petits enfants. Le père de Lucie est employé à la préfecture de la Seine. Malgré des revenus modestes, ses parents ont encouragé Lucie dans son projet à devenir instututrice. Peu de jeune filles ont pu choisir ce métier car on les destine plutôt à devenir de bonnes mères de famille plutôt que d'acquérir une compétence professionnelle. Mais Lucie a toujours été bonne élève et a facilement réussi ses examens. La famille de Lucie est très unie. Lucie ne peut s'empêcher de parler à Joseph de son petit frère pour lequel elle a une tendresse particulière. Ils leur en fait voir des vertes et des pas mûres! Paul a découvert à Morlaix sa vocation de marin au cours des vacances d'été. Pour un gars né à Montmartre, la découverte de la mer a été une véritable révélation qui l'a fait réver dans son enfance. Cette attirance pour le métier de marin a été irresistible. A dix neuf ans, il s'est même embarqué " au long cours" sur le " Ville de Rochefort" sans même prévenir ses parents. Puis, il est engagé comme pilotin sur le "Fauconnier'. Durant dix huit mois, il a fait le tour du monde. Ses parents n'ont reçu que très peu de nouvelles jusqu'au premier janvier de l'an dernier où ils ont appris le naufrage de son navire au large des côtes de l'Irlande, à la pointe de Seven Heads. L'angoisse avait étreint le coeur des siens. Puis ce fut le le soulagement : ils ont pu lire dans le journal la liste des rescapés sur la quelle figurait le nom de leur cher Paul. Mais pourquoi a t-il voulu faire ce métier dangereux? Son père l'avait acceuilli à son retour au Havre pour le persuader de renoncer à un tel métier. Toute la famille avait pensé qu'après cette aventure périlleuse, il y renoncerait. Bernique! il effectue maintenant son service militaire comme matelot timonier à Toulon.
Vous avez deviné la suite, chers Cousins.
Joseph ne tarde pas à se rendre au domicile des parents de Lucie qui se trouve au 102 rue de Clignancourt. Cette rencontre est décisive car Joseph est venu demander la main de sa fille à monsieur Le Garrec. La demande, quelque peu attendue, est acceptée très favorablement. Les parents sont visiblement ravis.
C'est le bonheur assuré et on parle déjà de la date du mariage. Il est décidé de le célébrer dans les mois qui suivent. On choisit le mois d'octobre, seulement six mois après le retour de Joseph. Cette rapide décision plait bien aux parents Pleyber qui se sentent rassurés à l'idée que leur fils ait pris cette décision. Leur future belle-fille est parisienne, certes, mais d'origine bretonne tout de même! De plus, elle a des attaches à Morlaix. C'est une bonne chose en soi : dame oui! Cette personne est institutrice. Elle saura sûrement bien s'occuper de Jean Baptiste qui, à l'âge de 12 ans, n'a jusque là pas connu de foyer stable ni eu une scolarité régulière.
Le
mariage:
Le mois d'octobre mille neuf cent cinq n'est pas favorable aux réjouissances à l'extérieur. De savantes personnes affirment que c'est même le mois d'octobre le plus froid depuis cent cinquante ans. Chers Cousins, rendez-vous compte ! ! Cela n'altère en rien la joie qui emplit le coeur de tous les participants au mariage de Joseph et de Lucie. Les lettres P et G s'enlacent amoureusement sur l'invitation à la cérémonie religieuse prévue à onze heures en la magnifique église de Notre Dame de Clignancourt.
Une heure avant la cérémonie religieuse, les deux fiancés ont rassuré la République sur leurs intentions véritables dans les locaux de la nouvelle mairie du dixième arrondissement de Paris. Celle-ci est à deux pas de l'église, que l'on rejoindra en traversant la place Jules Joffrin. Cette place porte le nom d'un des premiers conseillers municipaux de la jeune commune de Clignancourt, crée en mille huit cent soixante par la réunion du hameau de Clignancourt et de la commune de Montmartre. Ainsi, le nom de Jules Joffrin a détrôné, à titre posthume, celui de Sainte Euphrasie, qui, jusque là, avait su garder les honneurs de la République.
A l'instar de la magnificence du bâtiment religieux qui lui fait face, la nouvelle maison communale étale, depuis peu, les ors de la République. Elle est du style renaissance choisi par son architecte Varoclier. Le pari architectural est basé sur la nécessité de créer un bâtiment suffisamment vaste et même luxueux pour affirmer l'importance de la maison communale. Certes, le hall d'entrée est somptueux. Il en est de même de la salle des mariages. Au cours de la très récente inauguration des lieux, le conseiller municipal Simoneau a justifié les décisions des élus en jugeant "nécessaire d'avoir une belle et vaste salle des mariages où l'on peut au besoin trouver un confort qui ne gênerait en rien la majesté de la Loi".Les services de la mairie ont reçu tous les documents nécessaires à l'enregistrement du consentement des époux. Les bans ont été publiés à Brest et à Clignancourt. Les actes de naissances des promis ont été communiqués ainsi que l'autorisation militaire. Eugène Delcassan, adjoint au maire, officie. Il ne manque pas de souligner la beauté des lieux dans son allocution de bienvenue. Il salue particulièrement le père de Lucie, bien connu des services de la mairie car il travaille à la préfecture de la Seine. Les futurs mariés ne se font pas prier pour approuver de tels propos. Une dernière formalité est remplie. Interpellés avec leurs parents par l'officiant, ils précisent qu'il n'existe aucun contrat de mariage. Puis, ils n'ont aucune hésitation à répondre "oui" à la dernière et ultime question posée qui les lient pour de bon.
La Grand-mère Le Bras, les parents des deux époux et Jean Baptiste accompagnent les promis avec de nombreux cousins et amis. Ils sont tous là pour célébrer cette union qui leur plaît particulièrement. Les témoins ont été choisis avec soin.
Du coté Pleyber, il y a Jacques Cueff, âgé de soixante dix sept ans. Sans profession, il habite Paris, rue de Bagnolet, au numéro cent quarante huit. Le cousin germain, Prosper Le Roux est venu d'Angers où il est domicilié au numéro quarante et un rue du Roï. C'est un jeune ingénieur âgé de vingt trois ans. Du coté Le Garrec, il y a le docteur Emile Navel, oncle maternel de Lucie, âgé de quarante sept ans. Le quatrième témoin est Léon Vermeulen, mariée à Angèle, soeur aînée de Lucie. Il est comptable, âgé de trente ans, et habite avec sa femme au numéro cent deux de la rue Clignancourt. Les parents et les témoins signent l'acte de mariage avec les époux avant que Eugène Delcassan ne le parafe. Quelques paroles aimables de l'hôte de la mairie souhaite à l'enfant de la commune et à son mari réussite et bonheur dans l'avenir...
Il est temps de traverser la place pour participer à la cérémonie religieuse.
Les invités s'engouffrent dans l'église. La hauteur de la voûte invite naturellement à la méditation lorsque l'on pénètre dans l'édifice. Le bâtiment est immense avec ses quatre vingt dix neuf mètres de longueur et les trente trois mètres de largeur de son transept. L'intérieur est glacial. Les jeux de lumière laissent apparaître une construction relativement récente d'inspiration moderne. Huit ans après l'avènement de Napoléon III, la construction avait été décidée par le conseil municipal de Paris à la demande des habitants du quartier de Clignancourt. Ceux-ci trouvaient trop pénible de devoir accomplir leurs dévotions à la chapelle saint Pierre de Montmartre juchée sur la butte du même nom. Des arcs gothiques du choeur côtoient les arcs gothiques de la nef. L'architecte Lequeux a eu l'heureuse idée de prévoir la chapelle de la vierge dans un bâtiment à part auquel on accédé par un escalier situé sur le coté du chevet.
Les invités se dépêchent de se rendre dans cette chapelle suffisamment chauffée pour que l'on puisse célébrer le mariage dans un confort propice à la prière. Après quelques instants d'attente, la cérémonie peut commencer.
"Quand il faut y aller, il faut y aller" se dit Marie en prenant le bras de son fils pour le mener à l'autel. Elle ne peut s'empêcher de penser que c'est la troisième fois qu'elle l'accompagne ainsi. C'est avec une certaine gêne qu'elle pénètre dans la chapelle. Le monde qui est là l'intimide. Elle ne connaît que quelques personnes qui lui ont été présentées à la mairie. Paris est si différent de Lorient! Il lui suffit alors de regarder son fils pour prendre de l'assurance. Il le mérite bien. Magnifique dans son uniforme d'officier, il suffit qu'il lui dise" ne t'inquiètes pas, maman, ça ira!" pour que son coeur retrouve la joie de marier son fils aîné à qui elle souhaite tant de bonheur...
Joseph le Garrec montre bien de l'assurance pour conduire sa fille cadette auprès de son futur époux qui l'attend au pied de l'autel. Ce n'est qu'une apparence. Au moment où retentit la marche nuptiale qui annonce l'entrée de la mariée, il a le sentiment de la quitter sinon de l'abandonner à son destin. C'est la même émotion qu'il avait ressenti pour le mariage avec sa fille aînée avec Léon Vermeulen. On ne se refait pas. "Enfin, il ne faut pas dramatiser tout de même! Lucie à vingt sept ans et son promis est un homme de qualité" se dit-il pour reprendre ses esprits.
Musiques soigneusement choisies, chants et prières se succèdent au cours d'une messe célébrée dans la ferveur. La cérémonie culmine au moment où les promis répondent à la même question qui leur avait déjà été posée un heure avant très près d'ici. Chacun a bien entendu: ils ont dit oui - avec assurance pour Joseph et quelqu'émotion perceptible dans la voix pour Lucie. La bénédiction nuptiale et l'échange des alliances scelle cette union tant attendue.
Lucie est une vraie parisienne comme on dit. Elle est au courant de toutes les nouveautés de la mode et des spectacles. Joseph a bien lu le guide Joanne, qui décrit les merveilles de Paris, la Ville Lumière. Mais Lucie est une bien meilleur guide. Loin des salons feutrés de la préfecture auxquels est habitué Joseph, Lucie a grand plaisir à l'entrainer vers des manifestations extérieures auxquelles il lui était difficile d'aller auparavant sans un accompagnateur légitime! Les jours qui suivent leur mariage sont particulièrement propices à leurs sorties d'amoureux.
Ainsi a t-elle pu l'entrainer au Grand Prix d'Automne de Longchamps qui se tient le 8 octobre. Sachez, chers cousins, qu'il est indispensable de se rendre aux courses si l'on veut se tenir au courant de la mode. Vous pourrez apercevoir les élégantes qui viennent faire admirer les nouvelles créations de leur couturiers. Les créateurs de mode aiment le paradoxe: ils favorisent cette année la ligne avec la robe Empire dans une République qui se cherche. Mais que voulez-vous? il faut savoir oublier la mode d'hier. Un journaliste du Figaro, spécialiste de la mode, ne fait pas dans la dentelle: il se réjouit de voir abandonner "ces tailles longues, ces bustes jetés en avant et ces croupes violemment repoussées à l'arrière". Joseph, qui jusque là n'était pas attentif à la mode, ne s'exprimerait pas ainsi. Toutefois, il montre un intérêt soudain pour la chose. Il a même un avis pertinent sur la question!
Par son métier, Lucie est ouverte sur le monde. Elle a de nombreux centres d'intérêt. En particulier elle aime les peintres et la peinture. En ce moment, de jeunes peintres font l'objet de scandale avant même que le salon ne soit ouvert. Imaginez, Chers Cousins, c'est un défi au bon goût! Matisse, Derain, Vlaminck et quelques autres artistes ont un penchant démesuré pour des couleurs violentes. Cela choque l'opinion publique. On sait que le Président Loubet a refusé d'inaugurer le salon parce qu'il a été prévenu de la présentation d'oeuvres inacceptables. Leur dessin est tout à fait sommaire. Il favorise l'expression plutôt que la description. Lucie est curieuse d'aller à ce salon malgré la réprobation officielle. Il souffle à Montmartre un vent de liberté.
La musique passionne Lucie. Les compositeurs français échappent depuis quelques années à l'influence wagnérienne. Le style récitatif de Debussy est original: Pelleas et Melissandre, créé en mille neuf cent deux plait bien aux jeunes mélomanes. Il vient de faire découvrir au public parisien La Mer qui rencontre le même succès. Le "Quattuor à cordes" de Ravel en retient aussi l'attention des jeunes générations.
Après ces merveilleux moments passés à Paris, Joseph et Lucie se préparent à s'installer à Brest où Jean-Baptiste les rejoindra.